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Madame Houzel,

 

Je m’appelle Asima. Je suis afghane. Madame, pardonnez moi. Je pense que vous ne lirez pas cette lettre, madame. Mon monde est si loin du votre et le votre du mien. Suis en France depuis un an et j’ai dix sept ans. L’association qui m’aide m’a proposé d’aller écouter de la musique hier soir dans une très belle salle. Vous appelez cet endroit une salle de concert. On m’aide pour le français et cette lettre.Si je l’écrivais toute seule, vous ne comprendriez rien à mon charabia. J’aime bien ce mot bizarre que vous avez dans votre culture. Je vous ai écoutée, j’ai écouté votre violon. Ce fut très étrange. A la fois très beau et tellement loin de ma culture. Je me suis dit que je ne devais rien comprendre à ce que votre instrument et vous, faisiez. Mais vous ne savez peut-être rien de ma culture. Oui je chante, je chante beaucoup des chants traditionnels de chez moi. Et j’ai pensé: non, je suis en France, c’est à moi d’écouter le violon de la dame. J’ai tellement écouté que j’ai cru reconnaître une mélodie identique à celle d’une de mes chansons préférées. Ça m’a troublé. Je me suis dit que votre violon savait la musique de mon peuple. C’est idiot, bien sûr. C’est moi qui cherche mon monde dans le vôtre, pour me rassurer. J’aimerais entendre ma chanson dans votre violon. C’est possible avec votre violon, madame ? Excusez mon audace. 

 

Bien respectueusement,

 

Asima

Chère Asima,

 

C’était vous la jeune fille habillée en jaune au fond de la salle ? Je vous ai vue au concert. Je suis super contente que vous m’ayez écrit. Votre lettre m’a touchée Je suis aussi contente qu’au travers d’une mélodie que j’ai jouée l’autre jour, vous ayez pu retrouver un peu de votre monde. Vous

sembliez un peu perdue : J’imagine que vous devez vous sentir bien loin de chez vous et de tout ce que vous connaissez.
J’ai pensé : est-ce que cela vous dirait si je passais à votre foyer, et que vous me chantiez cette chanson ? Je sais où vous habitez, la dame de l’association me l’a dit. Je passe devant chez vous tous les jeudis, ça ne me prendra pas trop de temps. Comme ça, je saurai où, dans les fantaisies de Telemann, il y a un thème qui pourrait être aussi une mélodie afghane...

J’ai même pensé, mais vous me dîtes franchement si cela ne vous intéresse pas : est-ce que vous pourriez m’apprendre des chansons de votre pays ? Que je pourrais jouer au violon ?
Si vous voulez, je vous donnerai quelques trucs pour comprendre ce que j’ai joué l’autre jour, et vous, vous m’apprendrez quelques chansons ? Un échange en quelque sorte ...

Bon voilà, je vais être franche, je ne vous dit pas ça par hasard. J’ai un problème :
Je dois participer à un spectacle bientôt, où je dois illustrer en musique un conte afghan, mais on ne m’a donné aucune indication ; l’idée est que je sois totalement candide pour provoquer un choc des cultures. Je dois être la musicienne occidentale de base, totalement inculte pour tout ce qui dépasse les frontières de l’Europe, et le metteur en scène s’imagine que cela créera ce choc des cultures ! Ce que ça va faire, surtout, c’est que j’aurai l’air ridicule ! D’autant qu’il y aura aussi des super musiciens afghans....
J’ai fait un peu de musique indienne au conservatoire, mais c’était il y a bien longtemps. J’ai besoin non pas de devenir compétente, mais au moins pas totalement perdue !
Vous voulez bien m’aider ?

 

Hélène Houzel

 

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 Madame,

 

je vais assister à la présentation de votre Opéra d’un gars qui s’appelait  Campra, je crois. C’est écrit sur l’affiche. Mon fils, il est dans l’école où vous avez fait de la musique avec lui. Il paraît que cet Opéra, vous l’avez trouvé chez nous, dans notre commune. Il paraît que c’est un trésor. Mais là, madame, j’ai juste une question: comment vous savez que c’est un trésor ? Oui, j’ai compris, je suis pas idiot, que c’est quelque chose de rare pour les personnes de  votre milieu. Mais, voyez, pour nous, comment dire ça ressemble pas à ça, un trésor… Quand quelque part on en trouve un, comme nous on l’entend, tout le monde sait que c’en est un, de trésor. Pas de question, on le reconnaît tous. Alors voyez, j’aimerais que vous éclairiez le modeste habitant que je suis. Votre trésor, c’est le trésor de qui ? Pour qui ? Ne le prenez pas mal, c’est juste pour comprendre. J’ai l’impression qu’il devrait appartenir à tous et reconnu par tous. Dans l’Usine où je travaille, on a gardé une vieille locomotive à vapeur. Alors, là oui, je vois bien et tout le monde voit que c’est une chose unique qui nous rappelle l’histoire de notre travail, ou encore, tenez, la façade de l’Eglise Notre-Dame: quand on est d’ici, on a pas besoin d’expliquer. Madame, j’accepte bien que des gens aiment votre trésor, mais j’ai l’impression que si on n’a pas une longue discussion pour qu’on partage nos manières de vivre, je crois que je ne pourrai pas comprendre comment il peut être - un peu - à moi et à vous, ensemble. Et ça devrait être toujours ainsi. On peut, à mon avis, le tourner dans tous les sens: le patrimoine, il appartient à tout le monde, même aux ignorants comme moi et ma famille.

Bien à vous

 

Jack Lirate

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Cher Monsieur,

 

Je vous remercie de votre lettre, et je dois dire que je suis tout à fait d’accord avec vous : sans une longue discussion entre nous, tout cela n’a aucun sens. Et c’est pour cela que nous -l’ensemble la Tempesta- nous sommes partis pour nous installer longtemps ici dans votre commune. Pour prendre le temps de vous rencontrer.

Quand je me suis assise dans cette arrière salle de la médiathèque où cette partition avait retrouvée , que l’on m’apporté ce manuscrit qui n’avait pas vu le jour depuis 317 ans, cet opéra de Campra qui semblait perdu à tout jamais et qui était là devant moi, j’adorerais que vous sentiez quelle a été mon émotion. C’est sûr, j’ai été bouleversée parce que je la connais cette musique, grâce à toutes ces études que j’ai faites. Je les connais, les codes. Non seulement je lis la musique, mais je lis aussi tout ce qui ne figure pas dans les notes ou les rythmes. Je lis l’émotion, l’affect, l’histoire aussi, très vite et très facilement. Et vous, qui n’êtes pas spécialiste de cette musique, vous ne pouvez pas être ému aussi vite. Mais ce trésor dont je parle, ce n’est pas exactement le manuscrit mais la musique qu’il implique, le spectacle qu’il contient en son sein. Il y a une opération magique a effectuer pour transformer ce vieux bout de papier en musique, une opération qui implique beaucoup de monde, musiciens, chanteurs, danseurs, scénographes, metteur en scènes, costumiers, maquilleurs, régisseurs etc. Je souhaite être comme une prestidigitatrice qui vous dévoile ses mystères. Je souhaite que tous, votre enfant mais aussi vous-même, ou votre vieille mère vous puissiez expérimenter quelques uns de nos tours de passe-passe.
Nous nous installons pour longtemps ici, et cet opéra vivra dans votre ville pendant toute l’année. Il y aura un spectacle, avec des musiciens et des danseurs professionnels, dans une salle de concert, et j’espère que vous viendrez, vous et votre famille, mais si vous ne venez pas, ce n’est pas grave. Le trésor ne sera pas seulement vivant ce jour là, dans cette salle là, mais tout au long de l’année, à chaque fois que quelqu’un d’ici rendra vivant un élément de cette œuvre.
Il n’y aura pas tout à chaque fois, mais il n’ y jamais vraiment tout n’est-ce pas?

J’ai fait travailler un double-chœur qui figure dans cet opéra à la classe de votre fils. Nous n’avons pas mis les notes, seulement les paroles et le rythme, mais l’œuvre était là, vivante, et je le crois, votre fils a touché du doigt, de l’oreille, ou de la gorge, un peu cette drôle de magie !
Cette partition a été retrouvée dans la médiathèque où vous allez chercher vos livres, vos romans policiers, vos DVD. Elle était là, cachée dans un endroit très banal. Elle vous relie au passé de votre ville, un moment où aucun d’entre nous n’était déjà sur cette terre, mais qui a nourri chaque mètre carré de ce territoire. J’aimerais que vous puissiez adopter ce patrimoine avec autant de naturel que vous avez adopté la façade de l’église Notre Dame. Elle est là, dans le coin de votre œil, elle fait partie de votre paysage. J’aimerais que l’air de la paix dans le Destin du Nouveau Siècle de Campra, vous puissiez le fredonner, en attendant le bus, qu’il fasse partie de votre paysage intérieur...

Mardi, nous organisons un bal. Il y a un danseur qui va venir apprendre à tout ceux qui veulent des contre-danses du 18è siècle. C’est un danseur de notre compagnie, et ce qu’il y a de bien, c’est qu’il est tout à fait spécialiste. Il connaît très très bien ces danses, alors il sait très très bien les apprendre à tout le monde. Il y aura des musiciens en live. Ce sera un vrai bal, on va danser, et rire...

Vous viendrez ?

 

Hélène Houzel

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Chère madame violoniste,

 

j’ai hésité avant de vous écrire. Je suis la maman de Yazin qui est dans la classe où vous faites la pièce de Molière sur un Bourgeois. Je ne suis pas très instruite mais mon fils m’a raconté un peu l’histoire et  j’ai senti qu’il y a quelque chose qui le gêne dedans. Je n’ose pas trop vous le dire, mais, en fait, on est turcs d’origine. Et il a l’impression que dans cette histoire, on se moque un peu de nous et de notre culture, de notre identité. Je sais, c’est un vieux livre, de plusieurs centaines d’années, mais ça nous rappelle trop ce qui se passe en ce moment  autour de nous, comment on nous regarde avec tout ce qui se passe. Madame, je vais être franche, Yazin est un bien bon garçon et j’ai l’impression qu’il est vraiment blessé. Je voudrais pas qu’il devienne en colère. Il travaille bien à l’école et je lui espère un joli métier. On veut juste la paix et le respect. Peut-être, il faut rien changer, mais expliquer, ou, je ne sais pas, trouver une petite solution qui fera de mal à personne. Non, ce n’est pas bien grave. Et je ne suis pas bien sure que j’aurais du vous écrire. J’en ai parlé à mon Oncle, Otman, qui est instruit, et il m’a dit que je ne devais pas vous parler de ça. Il a dit qu’on ne touche pas aux livres. Ca parle du passé et c’est du passé, et il faut pas y mettre les mains dedans dès que ça nous arrange. Je ne sais pas, Madame. S’il vous plaît, au moins parlez à mon fils pour qu’il n’ait pas honte le jour du spectacle.

 

Mes salutations,

 

Aysun Dorugu

 

 

Merci de votre message madame, je vais tenter d’y répondre ; votre oncle Otman a bien fait de vous dire de me contacter mais je ne suis pas du tout d’accord avec lui quand il dit qu’on ne touche pas aux livres ! Nous avons décidé, nous,, l’équipe de prof du conservatoire d’Aubervilliers de proposer un spectacle autour du Bourgeois Gentilhomme de Molière. C’est une pièce de théâtre, mais qui comporte une grande partie musicale ; la musique est de Monsieur Lully, le compositeur le plus en vue du moment, sous le règne de Louis XIV. Cette pièce comporte de nombreux personnages et nécessite de nombreux acteurs. Nous sommes principalement des musiciens, nous n’avons pas assez d’acteurs, et c’est surtout autour de la musique de Lully que nous avons construit le spectacle. Nous avons donc réécrit la pièce en centrant tout autour du personnage principal. Il y a quelques extraits qui sont réellement de Molière mais aussi beaucoup d’imitations, du faux Molière écrit en réalité par moi. Cela m’a énormément amusée. J’espère que l’on ne verra pas trop les coutures... Pour ce qui concerne la musique : même principe. Cette fois ce sont nos étudiants qui ont pastiché Lully, et cela a constitué une partie de leur travail de l’année...

Vous voyez : le livre, on l’a de toute façon bien changé...

Vous me dîtes que Yacine est un peu perturbé par une des scènes. Je vois très bien de quelle scène il parle. Il s’agit d’un moment qu’on appelle la scène du grand Mamamouchi et où Molière se moque singulièrement des turcs. C’est une scène qui a été demandé à Molière par le roi Louis XIV parce que l’ambassadeur turc s’était moqué du roi français, et que le roi était un peu vexé... pour se venger, il a demandé à son auteur préféré de railler en retour les turcs. Voilà l’histoire : Le roi s’était mis sur son trente-et un pour recevoir l’ambassadeur, robe de brocart d’or, rehaussé de diamants... mais en sortant de l’audience avec le roi, voici quel a été le commentaire de l’ambassadeur : Dans mon pays, lorsque le Grand Seigneur se montre au peuple, son cheval est plus richement orné que l'habit que je viens de voir. »

Quel humiliation pour le roi français !
Notre équipe s’est réunie, et a réfléchit. On a pensé que peut-être, cette scène poserait question. Et puis on s’est dit qu’elle était tellement drôle qu’il serait triste de s’en passer, et que toute la fin de la pièce perdrait de son interêt sans cet épisode.

On s’est dit que si on expliquait d’où cela venait, que c’était moquerie pour moquerie, on pourrait tous rire ensemble. Parce que cette scène est vraiment très drôle et qu’on ne voulait pas s’en priver. Alors dans le texte que j’ai écrit, j’ai intégré l’explication et vous pourrez l’entendre pendant le spectacle.

Dans cette même scène Molière se moque aussi un peu de l’Islam. Et cette moquerie n’est pas très importante pour l’action, ni spécialement drôle. Alors, après beaucoup de discussions, on a décidé de changer les paroles d’une des chansons, pour qu’il n’y ait plus de moquerie contre l’islam. On avait déjà tellement changé de mots dans le texte de Molière, sans avoir l'impression de le trahir.... On avait pas envie de choquer...

Il n’y a pas une seule réponse à votre lettre, il y en a mille, et elles sont peut-être toutes bonnes ou peut-être toutes mauvaises, mais ce qui est bon, c’est d’entendre votre demande et d’en parler avec vous ;
Je ne sais pas si nous avons pris les bonnes décisions, mais nous espérons que nous pourrons ensemble avoir une bonne partie de franche rigolade, aux dépens de l’ambassadeur turc, et du roi français.

Je vous souhaite, Madame, un excellent spectacle vendredi prochain !

 

 

Hélène Houzel

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Chère Hélène,

 

je reviens sur notre conversation d’hier, après vos cours au Conservatoire. J’ai été touché par votre intérêt pour le film que je veux faire à partir de la  nouvelle de William Irish, le Bourdon. Ce matin, j’ai vu un producteur qui m’a descendu en flamme. Il m’a dit: vous êtes blanc, non ? Et votre film, il se passe dans les ghettos noirs du Mississipi… Il n’y a rien qui vous gêne, il m’a demandé ? Je me suis tu, je ne voyais pas. Et il ajouté: qui fait les meilleurs pizzas ? Les Italiens, non ? Pourquoi, vous faites ce film là, sur ce qui n’est pas votre culture…? Je suis resté silencieux et je lui ai balancé mon manuscrit au visage. Je n’aurais peut-être pas dû… mais voilà, j’étais sans réponse. A la fois, il a raison, je suis prêt à le défendre: on ne peut parler que de ce qu’on est et connaît, et en même temps cela me révolte: les problèmes de la discrimination concerne toutes les humanités, les unes font l’écho des autres, et nos oeuvres vont au delà des particularismes. A vrai dire, je suis un peu sidéré par cette méchante critique qui me semble si juste. Et dans une seconde, je penserai le contraire. Chère Hélène, j’aimerai penser qu’on peut dépasser cette contradiction. J’ai même le sentiment que l’enjeu est considérable quant à nos humanités, à ce qui fait de  nous des humains reconnus comme tels par d’autres humains. Est ce qu’il faut avoir été maltraité, pour pouvoir s’insurger contre la violence ? Humilié sur sa culture, pour être légitime à s’opposer à la haine xénophobe ? Et je me dis à l’inverse, ce que me rappelait William, mon ami comédien camerounais qui avait joué le rôle titre d’Hamlet au Bouffes du Nord, qu’il y avait toujours quelqu’un pour dire un mot sur sa différence… « oh, comme c’est original ! un noir qui joue Hamlet », ou d’autres pour lui  faire sentir quelque chose comme un sacrilège (« moi, je vois pas cette pièce comme ça, Othello, pourquoi pas, mais… ». Ma chère Hélène, je vous envoie ce mot, parce qu’il y a vraiment des représentations qui nous collent à la peau et des questions qui piquent cette peau très profondément. Identités, dominations, mépris… j’ai hâte de refaire le monde avec vous.

 

Je vous embrasse

 

Maxime

J’ai bien reçu votre message : Prenons rendez-vous, refaisons le monde ! Il n’attends que ça...
Je suis vraiment désolée de cette violence qui vous a été faite hier. Je vous fais confiance. Vous vous relèverez, et vous trouverez comment faire vivre ce film que vous portez en vous.

Je n’ai pas de consolation à vous donner. Il n’en existe pas vraiment. Juste de la compréhension peut-être...

Cela me rappelle confusément une histoire...

C’est l’histoire d’un petit garçon qui est arrivé il y a très longtemps de Tunisie ; Il venait d’un pays plein de soleil, de jasmin, de dattes ; il est arrivé très brutalement en Normandie. Il y avait de la pluie, de la crème fraîche et des pommes...
Le petite garçon avait 7 ans. Il était très enthousiaste. Il a découvert la neige, le père Noël. Il était plein de bonne volonté pour s’adapter à ce nouveau pays ; plein de curiosité aussi.

En Tunisie, il apprenait à écrire l’arabe. Ici, il s’est passionné pour le grec ancien. En Tunisie, il vivait au rythme de la musique orientale, Raoul Journo, Nathan Cohen... en Normandie, il a intégré le conservatoire. Il a appris Beethoven et Mozart.
Il a commencé le violon, et il était très doué, très passionné. Et pour lui, Mozart ou Beethoven c’était bien. Toute musique était bonne à prendre.
Et l’ascenseur républicain a marché comme on dit.
Il a intégré le meilleur lycée de Rouen, et aussi le meilleur conservatoire, le CNSM...
Il a même fini par y enseigner. Il est devenu un des professeurs les plus fameux de France. Seulement....

Seulement depuis tout petit on lui a dit :

-c’est ça l’arabe ? c’est moche
-La musique orientale, c’est vraiment une musique de sauvage ?
-les tunisiens, c’est des mal dégrossis, il n’y a que le couscous qui les intéressent -les juifs, ça peut pas bien jouer les passions du christ. Ca peut pas comprendre..

Et depuis qu’il était tout petit, toutes ces phrases sont venues creuser la blessure de l’exil...

Alors, moi je me dis : ce petit garçon, si doué, si plein de bonne volonté, si enthousiaste, qui ne demandait qu’à être bien dans ce nouvel environnement qui lui était proposé, malgré les difficultés, malgré une discrète pauvreté, malgré toute la tristesse d’avoir quitté un pays qui était celui de ses parents et de tous ses ancêtres depuis sans doute plus de deux mille ans... était-il nécessaire de lui infliger ces blessures ? Ne pouvait-on pas le laisser adopter la nouvelle culture qui se proposait à lui, sans juger d’où il venait ?

N’était-ce pas à lui de décider à quel moment il était juif, arabe, normand, français, ou même écossais, islandais ou inuit ?

Et pour lui, qui est grand et presque vieux maintenant, l’ascenseur républicain a bien marché. Est-ce qu’on peut imaginer la rage de ceux qui n’ont pas si bien « réussi » ? 

Je rêve d’un monde où chacun pourra décider qui il est, pourra décider quelle culture il adopte et que personne ne jugera. On pourra traduire tous les poèmes qu’on veut, faire des films sur le sujet qui vous intéresse, et ouvrir une pizzeria même quand on est né à Gueret de parents creusois . Juste parce qu’on aime la pizza...

Alors, prenons rendez-vous pour refaire le monde, chiche ?

 

Votre amie,

 

Hélène

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Hélène,

 

il faut que je te parle après notre dernière séance de travail au studio. J’ai envie, pour le dire ainsi, de te poser la question de confiance. Pour savoir si on continue notre travail en commun. Je m’explique. Notre producteur s’est dit, tout malin qu’il est, l’ami Dizz: une violoniste « baroqueuse » et un « faiseur de bruit » qui vient de la musique urbaine, c’est de la balle; rien à voir l’un avec l’autre, donc ça va nous donner du jamais vu, jamais entendu. Croiser un canard et un lapin, une sirène et un loup-garou, faire cuire des chaussures dans un four et j’en ai plein d’autres comme ça après t’avoir écouté avec  ta machine à quat’cordes. J’ai bien senti que tu avais envie de bouger quand tu as entendu mes boucles et mon vacarme . Je t’avoue: je sais pas si ça va le faire. Le poisson et l’oiseau (oui , je sais, ils peuvent s’aimer d’amour tendre…), la Chinoise et le Tzigane, je pourrais en faire des listes aussi longues que tes partitions. Allez, mon malaise, il est là: je crois qu’il y a des ruptures au sein même de nos cultures. elles n’évoluent que de cette manière. En se bouleversant, en se révolutionnant, en s’accordant à la vie qui va, au futur qui vient. Ta tradition est perdue dans le temps et immobile, l’histoire de ma musique est brève, insurrectionnelle et va peut-être se dissiper dans le brouhaha ambiant de notre époque, s’éparpiller dans l’oubli. Mais on aura inventé, inventé, inventé: bien, pas bien, quelle importance ? 

Comment on fait tous les deux ? Je te fais un baise-main en dansant le Rock and Roll ? En fait ça doit être possible, viens, on s’entraine ! Mais faudrait pas que mes Converses se prennent dans ton bel habit princier surgi d’un autre temps…

Je vais te dire ma conviction: le patrimoine, en fait,  c’est nous les enragés de ce siècle, qui le faisons, et d’autres encore après nous, quand on sera devenus sourds. 

Hélène, ma bien chère amie, comment marier ta belle et précieuse exactitude et mes déchaînements electro-trash ? L’interprétation minutieuse et le lâchage de décibels ? Dis moi, si tu le sens, comment tu le sens notre charivari baroque…? Le sacré et le béton, la poudre sur les joues et la poudre dans l’âme du canon. Tu vois, je suis perdu. Je ne crois pas à notre alliance. A moins qu’on en fasse un combat, une bagarre à musique ouverte, un truc où on se mélange pas, on se fait des coups bas, un staccato qui répond à un beat qui explose le tympan, je ne sais pas. Je t’ai posé la question de confiance, ma baroqueuse. Il nous reste deux bières pour résoudre le dilemme. Comment tu fais bouger ta montagne sacrée ? Avec moi et un piano à clous ? Ah, là, il ne nous reste plus de bière !

 

Oznek (dit Grecz !)

Et bien mon grand ! Te voilà en pleine crise de doute, à la limite de la dépression !
Alors, d’abord je voudrais te faire remarquer que bien que plus tout à fait de la première jeunesse, je ne suis pour autant pas née au 17ème siècle. Je suis bien une femme du 21e siècle . Quand je rencontre un copain, en temps normal, pas en temps de pandémie, je lui fait la bise, je n’attend pas le baise-main et mon habit de princesse, je le porte avec des Docks Marteens...
Ma tradition, mon grand, n’est sûrement pas immobile. En tout cas, une tradition figée dans le formol ne m’intéresse en aucune façon. Qu’est-ce que je pourrais partager avec ceux d’aujourd’hui si j’étais bloquée au 17ème siècle ? Ce qui m’intéresse, c’est de réinterroger en permanence cette musique. La réinterroger de mille manières, y compris en travaillant avec des musiciens bizarres et trash ! Mais pas seulement.

Je ne veux pas non plus faire de la musique hors-sol. Je ne veux pas jouer juste comme j’ai envie, sans être reliée à une certaine réalité. Je ne veux pas d’une musique qui ne soit uniquement dans ma tête ! La musique que je joue est une musique écrite, et je ne peux pas complètement oublier un autre personnage qui est le personnage du compositeur. Il ne faut pas seulement que j’arrive à dialoguer avec toi, mais aussi avec lui, qui est mort depuis longtemps... C’est pourquoi j’étudie textes et traités, je remets sans cesse sur le métier, je creuse, j’interroge. J’essaie de nouer un dialogue avec ce compositeur à qui je ne peux ni écrire, ni téléphoner. Je me donne tous les moyens de le comprendre, mais ça ne veut pas dire que je n’ai aucune marge de manœuvre. Bien au contraire ! Comprendre d’où vient cette musique, quel sens elle a, pourquoi elle a été écrite, comment elle a été pensée, comment le compositeur a envisagé son rapport avec l’interprète, c’est pour moi la seule manière de rendre cette musique réellement vivante. C’est le fil que je vais tirer et qui va me permettre de réinventer cette musique dans l’instant, ici et maintenant. Alors, fais moi confiance. Cette musique, me laisse beaucoup de liberté, et je saurai la saisir.

Allez, à demain, au studio !

 

Hélène

 

 

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 Ma bien chère collègue Hélène, 

 

je voudrais partager avec vous une découverte et une inquiétude. De professeur à professeur. Au coeur de nos passions d’éducateurs que je sais partager avec vous. Un vieil ami suisse de Fribourg m’a malicieusement offert pour mes cinquante ans, deux livres, l’un de Jacques Rancière, le Maître Ignorant et l’autre, les oeuvres de Fernand Deligny. Et, à leur lecture, sans m’y attendre, je me suis senti assez sérieusement dérangé. Pas comme mathématicien, certes, mais comme pédagogue. Je vais  vous le dire tout de go: je me suis senti affreusement dominant dans mes enseignements. Assuré de mon savoir et de l’ignorance de mes élèves. Le haut et le bas. Oh, sans mépris, bien entendu: il faut que l’apprenti fasse son chemin et je suis là pour tracer le cadre, impulser, nourrir, accompagner, confirmer ou infirmer les progressions, etc… et en toute bienveillance naturellement. De l’adulte à l’enfant, du vieux au jeune, etc… Le Maître, dit Rancière, n’a de cesse de creuser l’immense abîme qui le sépare du disciple. «  Plus tu en sauras, et plus tu prendras conscience de ce qu’il te reste à parcourir », dit-il au disciple. « Et moi, ajoute-t-il implicitement, je dispose d’une avance toujours plus grande sur toi ». Le maître réaffirme et renforce constamment sa position d’éminence dans la relation. 

Je me suis vraiment reconnu dans mes certitudes, mais pas dans la relation qui en semble le corollaire. Suis-je ce professeur implacable qui assène en chaire ses vérités?  Cependant, puis-je me dédouaner de cette question…? Rancière relatant l’expérience au 19ème siècle de Jaccotet lance la possibilité d’un autre manière d’enseigner…parfois même à partir de l’ignorance du maître…

Le coup fatal me fut donné par Fernand Deligny, l’éducateur auteur de « Graines de Crapules », l’homme inclassable qui a passé sa vie avec des enfants autistes sans parole. Ils nous apprennent dit-il, non pas à les faire entrer dans notre monde, mais à inventer un monde commun, où peut-être la parole n’a pas cours. En tout cas, ils paraissent  dans l’impossibilité d’apprendre de nous, de nous lier à nous, qui ne sommes pas ce qu’ils sont. Il nous invite à une grande leçon née de ces apprentissages tellement difficiles, une grande leçon à tous les éducateurs, partout: « nous ne sommes jamais que des créateurs de circonstances »…pas plus. Nous ne pouvons que mettre en place ce qu’il leur faut pour aller…sans nous. 

 

Je n’en suis pas bien plus loin, ma chère Hélène et j’ai l’esprit un peu douloureux. Je voudrais juste imaginer une pratique de mon apprentissage qui tenterait d’échapper à quelque forme de domination que ce soit… et je ne vois rien qui me rassure. Me réconforter en restaurant des symétries, comme « vous savez, ils m’apprennent beaucoup ! », auxquelles je ne peux donner aucun contenu ? Y-a-t’il des espaces partagés entre eux et nous, j’allais dire: à égalité ? Sommes nous capable de les considérer comme des partenaires de l’acte éducatif…? Disposent-ils de droits qui viendrait contenir mon pouvoir de maître ?

Je m’arrête là, mon amie. Je sais que ces questions vous ont travaillée également. J’attends vos secours ! Comment vous en sortez vous avec votre violon et tous ceux qui ruinent nos oreilles ?… je plaisante et me dépêche. Mon cours commence dans dix minutes. Les nombres imaginaires. Je vais leur retourner le cerveau avec ces choses.

 

Votre Igor

Comme je vous comprends cher maître !
De tous ces articles qui forment la déclaration des droits culturels, celui de la coopération me pose le plus de problème. Et quand on me demande si, moi, en tant qu’artiste, en tant qu’enseignante, je coopère avec mon public, avec mes élèves.. la première réponse qui me vient à l’esprit est : non absolument pas. Et peut-être même que je rajoute en mon for intérieur « et puis quoi encore... »
Je peux coopérer avec d’autres artistes, même très éloignés de mon univers, que je peux considérer comme mes pairs. Ils ont des techniques, des styles, à m’apprendre.
Je peux coopérer avec un compositeur, même mort depuis fort longtemps, non en faisant tourner les tables mais en interrogeant le texte qu’il nous a laissé en profondeur, en essayant de comprendre comment nous, lui et moi, pouvons trouver notre place autour de ce qu’il a écrit et que je vais jouer. Je peux m’inscrire dans des démarches collectives de réflexions, participer à des colloques, apporter mon témoignage, en écouter d’autres ...
Je peux coopérer à l’organisation de manifestations, avec d’autres types de métiers : hommes ou femmes politiques, organisateurs, communicants...

Mais au moment de l’acte artistique, mon geste m’appartient entièrement...

Même en temps qu’enseignante, j’ai tendance à être assez autoritaire, je le crains. Par dessus tout, je souhaite transmettre l’absolue nécessité d’un engagement entier dans le geste artistique. J’ai l’impression que l’exemple en cette matière est assez efficace. Pas de place, donc, pour des négociations à n’en plus finir. Nous cherchons une cohérence et un investissement total, et c’est moi qui en suit la garante.

Et pourtant....

Peut-être que la coopération se niche ailleurs ? Faisons le pari qu’il est possible d’être à la fois totalitaire et parfaitement à l’écoute ?

J’ai une élève qui s’appelle Amina. Elle m’a donné une bonne leçon de pédagogie l’autre jour : elle avait très mal travaillé. Il n’est pas très naturel pour une petite fille de 10 ans de s’astreindre au travail régulier d’un instrument. Mais c’est aussi très compliqué de donner une leçon à une petite fille qui ne sait pas du tout quoi jouer parce qu’elle n’a rien préparé. Les professeurs d’instruments et les jeunes enfants se livrent donc à une lutte aussi longue que l’histoire de l’apprentissage des instruments : les uns pour demander un travail régulier et soutenu, les autres pour vivre leur vie d’enfants, à leur rythme et sans contrainte...Je n’étais donc pas extrêmement contente, vous vous en doutez, et je lui ai posé le problème. Et c’est elle qui m’a proposé une solution. Parmi les différentes méthodes que je lui avais suggérées pour ruser avec elle-même et se forcer à un travail assidu, il en était une qui avait bien marché, et que j’avais abandonnée, car moi aussi, je suis paresseuse. Il s’agissait de tenir à jour un tableau, qu’elle pouvait remplir et qui rendait compte très exactement de sa pratique du violon quand je n’étais pas là.
Elle m’a réclamé à nouveau le tableau, m’a expliqué très exactement le mécanisme qui enclenche le non-travail et m’a demandé précisément mon aide pour le désamorcer....

Finalement parmi les mille méthodes que je lui avais apprises, il y en avait une qui était pertinente, et elle seule pouvait le savoir...
Magnifique exemple de coopération !

 

Hélène 

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