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Cher Jean-Pierre, 

 

quand nous avons commencé nos échanges, je me suis dit : nous ne faisons pas du tout la même chose. Jean-Pierre travaille avec des personnes vulnérables, moi avec des gens ordinaires. 

Et puis , je me suis posé la question : finalement, les enfants d’Aubervilliers, le monsieur venu apprendre la contredanse, mes amis artistes électro-trash...ne sont-ils pas un peu vulnérables eux aussi ? Et les personnes que tu rencontres en prison, ou dans des foyers d’handicapés, ne peut-on pas de temps en temps les considérer comme ordinaires ? Est-ce qu’on ne doit pas juste avoir tous la possibilité de respirer un air dans lequel résonne une musique ou une parole qui nous décolle de l’ordinaire justement... 

Et moi, je suis qui ? Une violoniste ordinaire, une artiste vulnérable...ou le contraire ? Et toi ? 

 

Hélène

Chère Hélène,

 

La question de la vulnérabilité, tu as raison,  est centrale dans l’appréhension des Droits Culturels humains. Pour moi, la vulnérabilité est même au coeur de nos humanités. Si ces Droits ont un sens, c’est qu’ils nous proposent une éthique de la relation à l’autre, dans sa vulnérabilité, à partir de nos vulnérabilités. Au fond, l’ensemble des Droits Humains ont pour fonction de protéger les hommes et les femmes et les enfants, quand, dans leurs conditions de vie, leur corps, leur esprit, quelque chose tremble, vacille, se défait, se disloque, s’affaisse, durablement ou momentanément. Et ces droits ne sont invisibles qu’à celui qui est dans une situation où il n’a pas encore aperçu sa propre vulnérabilité - ou qui a pu l’oublier. L’homme, blanc, dominant, parfaitement inséré dans la société, éduqué, etc… Mais qu’il prenne  garde, ça ne manquera pas de venir. La toute-puissance n’est qu’une force provisoire. Alors oui, les droits culturels sont les droits de tous, sans distinction et pas seulement des minorités, quand bien même ce sont celles qui éprouvent le plus leur non-respect. 

Et encore une fois, je te rejoins sur l’égale jouissance du monde à laquelle nous avons tous droit, et l’égale rencontre des beautés humaines si tu acceptes le mot et son pluriel. La culture, est diversité de formes,  diversité d’ordinaires, diversité de communs, comme un tissage de fils multiples qui nous relient en un camaïeu de différences. Nous devons juste ne jamais oublier les pluriels à tout cela. J’insiste un peu, j’en suis d’accord, mais c’est ce qui fonde nos humanités partagées. L'un et le multiple. Vieille rêverie grecque…
Tu me poses une question à la fin de ta lettre. Peu importe la réponse, puisque ce qui compte c’est de la poser. C’est cette interrogation qui ouvre la relation: toi et moi sommes tout cela, artistes, vulnérables, ordinaires, éphémères…parfois un peu plus cela que ceci, parfois encore autre chose. Et chacun est ainsi…Mais si nous avons conscience de nos identités, nous sommes plus encore à même de débusquer les dominations qui demeurent en nous, comme elle exercée contre nous. Le droit à l’identité. Article 3a de la Déclaration de Fribourg. 

 

 

Jean-Pierre

Cher Jean-Pierre 

 

Quand nous avons commencé nos échanges, je me suis dit :
Décidément, il y a beaucoup de choses qui nous séparent : Jean-Pierre fait essentiellement de la création alors que je m’occupe particulièrement de patrimoine (article 3c). Je suis une espèce de spécialiste d’une musique qui était de son temps il y a fort longtemps. Je suis capable de discuter passionnément pendant de longs moments des mérites respectifs du tremblement roulant et du tremblement réfléchissant dans le traité de 1696 de Georg Muffat... Dis comme cela, c’est sûr que ce n’est pas « essentiel » pour les gens « ordinaires »... Alors il faut bien que je me demande comment on peut à la fois s’intéresser aux droits culturels et aux tremblements roulants...Qu’est-ce que cela signifie de revendiquer l’accès aux patrimoines culturels ? l’accès au tremblements roulants ? 

 

Hélène

Chère Hélène,

 

La création n’a d’autres fins que des chemins à tracer, voies nouvelles à ouvrir, territoires à explorer. Et, de temps à autre, pour des raisons souvent difficiles à comprendre, ces chemins, ces voies, ces territoires font sens pour nos communautés, racontent précisément ce qui nous rassemble, deviennent références, monuments, oeuvres patrimoniales.

Erri De Luca, écrivain magnifique et alpiniste chevronné, dirait sans doute que la Via Ferrata est le modèle. Le modeste randonneur que je suis ne pourrait fréquenter le vide abyssal que parce que quelques téméraires insensés ont tracé une voie possible, l’ont « assurée ». Mais l’émotion reste extrême pour le visiteur. Grâce soit rendue aux ouvreurs de voies. Ils agrandissent le monde ceux qui s’y hasarde. La question que posent les Droits Culturels est celle de mise à disposition de ces Viae pour tous ceux qui le souhaitent tenter le voyage. En suivant des pistes ouvertes par d’autres qui s’y sont risqués parfois dans le péril. Ouvert: c’est ça le droit d’accéder. Ouvert et si possible accompagné car ce n’est pas facile de s’aventurer dans le non-connu. Et certains iront loin, très loin, deviendront guides à leur tour et pourquoi pas créateurs de nouvelles possibilités ouvertes, toujours ouvertes à celui qui est prêt. Je ne suis jamais allé jusqu’au « tremblement  roulant », je ne connais pas ce pic lointain et dont on dit qu’il est sublime. Mais tu es un guide possible à qui désire le découvrir; certes, si je puis dire c’est très loin, mais le chemin existe qui y conduit. Par ton entremise, par ce que tu le connais avec tant de précision. 

Je sais, Hélène, qu’en toutes fins, c’est ce qui te préoccupe. Non pas la jouissance personnelle d’un trésor que toi seul connaît et garde secrètement pour toi et les tiens, mais la mise en commun de cette richesse que tu as eu la chance et la force d’aller connaître. Et tu sais aussi le chemin qui y mènent. Tu sais par où passer, d’où partir. Que chacun ait droit d’accéder au Patrimoine, c’est savoir que quelqu’un comme toi peut le conduire s’il en éprouve le désir, et peut-être même, ce qui est plus subtil, découvrir la possibilité de le désirer. Et quand on sait la beauté des « tremblements », on sait qu’il faut faire sauter toutes les portes qui empêchent d’aller à d’autres endroits, moins difficiles d’accès, mais qui ont tant d’importance pour nos relations au monde. 

A évoquer le « tremblement », je ne peux m’empêcher, Hélène, d’avoir une pensée pour Edouard Glissant qui écrit:  « La pensée du tremblement éclate partout, avec les musiques et les formes suggérées par les peuples. Elle nous préserve des pensées de système et des systèmes de pensée. Elle ne suppose pas la peur ou l’irrésolu, elle s’étend infiniment comme un oiseau innumérable, les ailes semées du sel noir de la terre. Elle nous unit dans l’absolue diversité, en un tourbillon de rencontre. Elle est l’Utopie qui jamais ne se fixe et qui ouvre demain : comme un soleil ou un fruit partagés ».

 

Jean-Pierre