Chère Hélène,
La création n’a d’autres fins que des chemins à tracer, voies nouvelles à ouvrir, territoires à explorer. Et, de temps à autre, pour des raisons souvent difficiles à comprendre, ces chemins, ces voies, ces territoires font sens pour nos communautés, racontent précisément ce qui nous rassemble, deviennent références, monuments, oeuvres patrimoniales.
Erri De Luca, écrivain magnifique et alpiniste chevronné, dirait sans doute que la Via Ferrata est le modèle. Le modeste randonneur que je suis ne pourrait fréquenter le vide abyssal que parce que quelques téméraires insensés ont tracé une voie possible, l’ont « assurée ». Mais l’émotion reste extrême pour le visiteur. Grâce soit rendue aux ouvreurs de voies. Ils agrandissent le monde ceux qui s’y hasarde. La question que posent les Droits Culturels est celle de mise à disposition de ces Viae pour tous ceux qui le souhaitent tenter le voyage. En suivant des pistes ouvertes par d’autres qui s’y sont risqués parfois dans le péril. Ouvert: c’est ça le droit d’accéder. Ouvert et si possible accompagné car ce n’est pas facile de s’aventurer dans le non-connu. Et certains iront loin, très loin, deviendront guides à leur tour et pourquoi pas créateurs de nouvelles possibilités ouvertes, toujours ouvertes à celui qui est prêt. Je ne suis jamais allé jusqu’au « tremblement roulant », je ne connais pas ce pic lointain et dont on dit qu’il est sublime. Mais tu es un guide possible à qui désire le découvrir; certes, si je puis dire c’est très loin, mais le chemin existe qui y conduit. Par ton entremise, par ce que tu le connais avec tant de précision.
Je sais, Hélène, qu’en toutes fins, c’est ce qui te préoccupe. Non pas la jouissance personnelle d’un trésor que toi seul connaît et garde secrètement pour toi et les tiens, mais la mise en commun de cette richesse que tu as eu la chance et la force d’aller connaître. Et tu sais aussi le chemin qui y mènent. Tu sais par où passer, d’où partir. Que chacun ait droit d’accéder au Patrimoine, c’est savoir que quelqu’un comme toi peut le conduire s’il en éprouve le désir, et peut-être même, ce qui est plus subtil, découvrir la possibilité de le désirer. Et quand on sait la beauté des « tremblements », on sait qu’il faut faire sauter toutes les portes qui empêchent d’aller à d’autres endroits, moins difficiles d’accès, mais qui ont tant d’importance pour nos relations au monde.
A évoquer le « tremblement », je ne peux m’empêcher, Hélène, d’avoir une pensée pour Edouard Glissant qui écrit: « La pensée du tremblement éclate partout, avec les musiques et les formes suggérées par les peuples. Elle nous préserve des pensées de système et des systèmes de pensée. Elle ne suppose pas la peur ou l’irrésolu, elle s’étend infiniment comme un oiseau innumérable, les ailes semées du sel noir de la terre. Elle nous unit dans l’absolue diversité, en un tourbillon de rencontre. Elle est l’Utopie qui jamais ne se fixe et qui ouvre demain : comme un soleil ou un fruit partagés ».
Jean-Pierre